(Portugal #4) Vive le Douro libre !


Un des grands poncifs du Mondovino actuel, c'est qu'il faut parler longtemps, beaucoup, avec un vigneron avant de goûter ses vins. Bof…
Je n'ai rien contre le fait de discuter, d'échanger, mais sauf le respect pour la culture, la philosophie qu'il véhicule, le vin demeure pour moi une boisson, éventuellement un aliment, et (sûrement parce que je suis un peu grossier, prosaïque), je préfère d'abord le goûter. Si possible à l'aveugle.
Dans le même ordre d'idée, on nous explique aussi qu'il faut d'abord aller goûter le vin sur place. Pour comprendre. Je n'ai rien contre, mais je préfère aller visiter les domaines, les vignes, les caves, après. Une fois que je me suis (ou pas) émerveillé devant le verre. On y gagne en volupté ce qu'on y perd en idéologie et en dialectique. 


Tiens, par exemple, quand je dis qu'il ne faut pas discuter avant: là, le vigneron, c'est João Roseira. Vous le connaissez, je vous en ai déjà parlé, il y a quelques mois, je suis tombé en pâmoison devant un vieux magnum de Quinta do Infantado. Au téléphone, João a été formel, "surtout ne pas suivre le GPS! Il faut pas passer par Pinhão" a-t-il répété avec son accent qui chante le fado*. "Surtout".
À ce moment-là, nous arrivons du nord, de la montagne, à travers des cols pleins de cailloux géants, comme d'énormes boulets de granit. Il fait un temps d'Atlantique, liquide, revigorant; parfois le soleil tente un cadrage-débordement à l'ancienne, mais n'est pas Codorniou qui veut….
Et moi, à la sortie de l'autoroute, j'ai envie de suivre le GPS, de tourner à droite, de nous perdre. Parce que j'ai vu le dessin de la route, à peu près aussi tordue que celles du pays de mon père. Des forêts d'abord, des feuillus et des pins, un ou deux hameau déserts; "les habitants doivent déjeuner". Aucun panneau, pas de carte dans la voiture de location. De toute façon, il faudrait une carte d'état-major. Ça monte, ça descend, ça tourne aussi. À chaque instant, on a l'impression que le bitume va nous abandonner et la terre ocre reprendre ses droits. 


Derrière un muret apparaissent quelques ceps. Et soudain l'horizon s'élargit. Immense. Un enchevêtrement de montagnes rondes dont on voit très bien qu'elles sont mangées par la vigne et des coulées d'oliviers. La route se met à descendre, violemment. À bord, on n'en mène pas large, surtout dans cette incroyable épingle à cheveux saupoudrée de gravillon, pimentée de vertige. Heureusement, au bout de cette route dont on espère qu'elle aura un bout, nous anime l'espoir de pousser la porte violette de porto d'une de ces caves noires dont les grands et vieux vignobles ont le secret, d'une cave réellement "historique".


Puis la Nature s'humanise. 
Les murets de schiste roux, ces milliers de kilomètres de murets du Douro se rapprochent. Quelques rosiers, et, à portée de main, le clocher blanc de l'église blanche de Covas, le village où vit João Roseira. Attention au dernier virage, juste au dessus du lavoir où les femmes font encore la lessive à la main, impressionnant dévers, angle plus que fermé. Ça passe. Juste, mais ça passe.
"Comment? Vous êtes arrivés par la montagne?" nous interroge-t-il alors qu'une soupe aux légumes nous attend au terme d'une ultime rampe, à la cave, un peu plus bas, à Chanceleiros. De la soupe, comme il se doit dans ce Portugal terrien, généreux, et un vin étincelant, un porto blanc, celui qui met en selle, efface la pluie d'un coup de soleil printanier. Un vin qui, immédiatement, sans chichis mais avec l'élégance d'un prince, vous fait comprendre ce qu'est un grand cru.


Un grand cru, certes, mais pas aux tarifs établis par les multinationales pinardières** qui ont désormais investi (dans tous les sens du terme) les murs des quintas du haut-Douro, jusqu'à les rendre aussi pimpantes qu'un chalet suisse. À Quinta da Infantado, on a le luxe discret, on préfère le laisser dans la bouteille. Aucun panneau, sur la façade de la cave, l'enduit est tombé, d'Infantado, il ne reste qu'Infant. En revanche, les murs de ses vignes sont des chefs d'œuvre. Du travail de Galicien comme on dit ici…
Bon, on n'est pas là pour parler bâtiment (une des nouvelles spécialités de la région donc), le repas avalés, joliment arrosé de douros rouges, il faut justement monter dans les vignes. J'ai bien écrit monter. Regarder, écouter, sentir. João Roseira est un professeur d'histoire vivante. En deux heures, j'en ai plus appris sur l'histoire, le politique, le climat, la viticulture, la sociologie, la culture, la géographie du Portugal que dans tous les livres.


Car l'homme a du savoir, et du caractère; je crois que c'est de famille. Comme je vous l'avais raconté dans cette chronique, c'est ici, à Quinta do Infantado, que pour la première fois, on s'est libéré des chaînes du négoce. C'était en 1985, grâce à l'entrée du Portugal dans l'Europe, un jus de 1979. Finies les lois scélérates qui interdisaient que l'on puisse exporter un porto embouteillé ailleurs qu'à Vilanova de Gaia, le fief des grandes maisons, plus de cent-vingt kilomètres à l'aval. Bienvenue aux crus de propriété, traçables, mis au domaine, à la quinta.
Ce caractère, cette saine rusticité portugaise qui permet d'affronter les tempêtes et les épreuves, il me semble les lire dans le piquet de vigne ci-dessus. Non, il n'est pas en bois, mais en pierre. En schiste. Des vignes pour alpinistes, conduites de différentes manières suivant les époques de plantation, toujours acrobatiques.


Oui, cultiver la vigne, ici, c'est du sport, même en chenillard. Alors, l'idée dingue de passer en bio, là où tout le monde désherbe, il fallait un type comme João Roseira pour penser à une pareille folie. Il est donc devenu un des pionniers de la viticulture écologique en Douro.
C'est peut-être de là que vient cette grâce inimitable, cette complexité supplémentaire, ce côté "végétal mûr" qui rafraîchit le vin plus efficacement qu'un seau à glace. Voilà peut-être la raison qui fait que l'on arrive à boire jusqu'à plus soif de ces "portos sans alcool" pour reprendre ce que j'écrivais ici.


Là, avant de filer jusqu'au fleuve, immense, écouter d'autres histoires où se mélangent le portugais, le français, l'anglais, l'espagnol, j'ai juste envie de vous dire le grand cru que j'ai adoré l'autre jour de Quinta do Infantado. Parce qu'évidemment, après la vigne, on est redescendu boire un coup.
Un vin jeune, mais accessible dès maintenant. De toute façon, João a ses réponses à lui:
– celui-là, le tawny, il faut le boire quand, João?
– Là, maintenant, tout de suite.
– Ah… Et celui-ci, le vintage, on l'attend un peu, non?
– Oui, tu as raison. Jusqu'à demain.


Toujours-est-il que le porto dont je veux vous parler, parce que (pour faire le malin…) il faut bien en choisir un, c'est ce Late Bottled Vintage 2011. Avec le croquant du vintage, mais une vivacité supplémentaire, ce côté digeste dont on parle dans les estaminets branchés. J'en voudrais sur un clafoutis aux cerises pas trop sucré, sur une salade d'oranges à l'huile d'olive***.
Ce vin distingué est un pied-de-nez à la spéculation pinardière. Vous ne me croyez pas? Regardez son prix TTC, public, sur le tarif du domaine:


Eh oui, dix-sept euros pour cette petite merveille. Pour cette viticulture à haut-risque, pour ce travail de précision, pour ces années d'attente. Pour ce vin volupteux, caressant. Indispensable.
Dix-sept euros, c'est à la fois beaucoup d'argent, et si peu quand on considère tout ce que contient cette bouteille de LBV. Ces paysages, ce patrimoine, cette sagesse, tous les mots que João Roseira a à partager, après. L'éternel désir de liberté aussi de cet homme qui, comme son frère le Douro, regarde loin, vers le le large.




* Puisqu'on en parle, on fait un détour au Sud, à Lisbonne, pour écouter un morceau de cette diva du fado moderne que j'adule, Mísia, mi-portugaise, mi-catalane. Musique:



Non, deux morceaux finalement…


** Qui font leur part de travail, notamment sur les marchés de masse, avec des produits dont la qualité dépasse souvent le "porto pour français", de médiocre qualité, celui qui se mariait si bien aux apéro-caravane de jadis avec les cacahuètes trop salées et les crackers rances. Même s'ils ont rarement la délicatesse de ceux de domaines pointus comme Quinta do Infantado, de belles bouteilles sortent ici et là des grosses maisons. À des prix évidemment plus élevés.
*** En plus des oranges, le domaine produit également une remarquable huile d'olive.




Commentaires

  1. Tout ça me rappelle mon voyage à L'Infantado, il y a quelques années. Quel bonheur ce Portugal !

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    1. Oui, Michel, un enchantement. Ces gens, ces vins, ce pays !

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  2. Je passe quinze jours au Portugal cet été, et j'avais prévu d'y passer après avoir lu le premier article. Et encore plus après le second ! En espérant pas me perdre sur la route :-).

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    1. D'autant qu'au Portugal, en plus des routes, il y a pas mal d'adresses pour se perdre.
      Je vais encore en donner une dans les jours à venir.

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  3. Parfois, il faut aussi accepter de se perdre...

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  4. Tres beau recit. Un livre en preparation ?

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  5. De très beaux vins portugais bus récemment, avec en particulier :

    Bussaco branco reservado 2001 (arinto, bical)
    Bussaco Vinho de Mesa "Buçaco Reservado" 2005
    Douro Quinta da Leda 1995 (grand vin)
    Bairrada Luis Pato Primeira Escolha 2001
    Quinta de Foz de Arouce : Vinho Regional Beira Atlantico "Vinhas Velhas de Santa Maria" 2011 (cépage baga)

    ...

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  6. Bonjour,

    Merci, Vincent, pour ta poésie, amitié, et, encore, tes belles photos.
    Et à tous pour les mémoires et commentaires.

    Saúde ao Douro!
    joão roseira

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